Aujourd’hui, toute population moderne éprouve des besoins collectifs, notamment en matière d’habitat, de déplacement, d’énergie, de santé, d’éducation, d’activités sportives, de défense, de sécurité et de loisirs. Pour satisfaire ces besoins, il est nécessaire de réaliser de grands travaux, de construire de nombreux équipements publics, comme des voies de communication, des aérodromes et aéroports, des ponts, des barrages, des hôpitaux, des établissements d’enseignement, des complexes sportifs, des bases militaires. De telles opérations d’aménagement et d’urbanisme touchent souvent les propriétés privées des individus. Il est compréhensible et même inévitable que cela génère une réaction de rejet de la part des personnes expropriées. Cependant la machine de l’aménagement ne peut pas être aveuglément arrêtée sous prétexte de protection de la propriété privée. Il est parfaitement concevable d’employer un moyen adéquat pour concilier l’intérêt public et l’intérêt privé. Quels moyens juridiques pouvons-nous exploiter pour relier ces deux notions, respecter la propriété individuelle et répondre à l’intérêt général ?
L’expropriation pour cause d’utilité publique peut jouer un rôle de médiateur. Il s’agit d’une opération par laquelle la puissance publique peut contraindre un individu à lui céder sa propriété, dans un but d’utilité publique, moyennant une juste et préalable indemnité. Cet instrument qui incombe à l’État, aux collectivités locales et aux établissements publics est une prérogative extraordinaire justifiée par un but d’utilité publique. La légitimité de l’expropriation a été confirmée en droit français et en droit iranien. Logiquement, en cas de conflits entre les deux intérêts, l’intérêt public passe devant l’intérêt privé. Théoriquement la propriété privée ne saurait donc arrêter la démarche d’aménagement. L’individualisme absolu mène aux désordres sociaux, mais examiner les bases philosophiques de l’individualisme et du collectivisme ne s’inscrit pas dans le cadre de notre recherche. Celle-ci a pour vocation, dans les limites d’une étude comparative, de présenter la législation, la jurisprudence et la doctrine liées à l’expropriation dans les deux systèmes juridiques, français et iranien.
La comparaison est toujours féconde. Lorsqu’un problème juridique se pose, elle permet de s’instruire sur les réponses des droits étrangers et de faciliter la recherche de la meilleure solution, ce que ne saurait offrir l’étude d’un seul système. Ainsi, la comparaison de deux systèmes différents montre les différences, les ressemblances, la taille, la force, les avantages, les inconvénients de l’un et de l’autre. L’expérience de la différence est souvent source de progrès. C’est un excellent moyen pour transférer les expériences juridiques d’un pays à l’autre. A l’aide du droit comparé, chaque pays du monde peut améliorer son propre régime juridique.
Pourtant, faire une recherche comparative n’est pas toujours facile. La première question qui s’impose à la pensée de celui qui compare, est celle de la limite d’une recherche comparative. Jusqu’à quel point deux éléments juridiques sont-ils comparables ? A vrai dire, nous n’avons trouvé ni réponse ni critère décisif de discernement pour en juger. La difficulté est accentuée lorsque les deux pays sont politiquement, idéologiquement et administrativement distincts, l’un se prévalant de démocratie, de laïcité et de décentralisation et l’autre se revendiquant conservateur, religieux et déconcentré. En effet, la Constitution iranienne, à l’inverse de celle de la France[1], se fonde sur la théorie de la mixité entre politique et religion. Ici, toute institution juridique contraire à la jurisprudence islamique est considérée comme nulle en raison de l’art., 4 de la Const., de 1979 [2]. En particulier, en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique, la procédure d’expropriation, les subdivisions administratives de l’État et certaines institutions juridiques concernées sont parfaitement absentes du droit iranien. Le chercheur iranien se trouve donc initialement dans un monde inconnu.
Malgré ces différences, l’histoire des deux pays que sont la France et l’Iran a nourri de part et d’autre un lien d’amitié entre juristes. C’est au début de XX siècle qu’une équipe de juristes français, Messieurs Adolphe Perny[3], Gustave Demorgny Hesse, Merl et De Foville contribuent à créer la première école de droit en Iran[4]. Quelques années plus tard, en 1928, le premier volume du code civil[5], qui est un mélange des codes européens d’inspiration napoléonienne et de la Charia fut adopté[6]. L’un des plus grands privatistes iraniens, le professeur Languerodi, dans son livre du droit des biens, en commentant et en comparant des articles des codes civils liés au droit de la propriété, de l’usufruit, de la servitude et des biens meubles et immeubles avec le code civil français, démontre que le code civil français a été une référence majeure pour les rédacteurs du code civil iranien. Par exemple, quant à la propriété, l’article 30 du code civil iranien prévoit que : "tout propriétaire a droit à toute emprise et à tout bénéfice de son bien, excepté dans les cas prévus par la loi". Il s'agit là d'une fidèle interprétation de l'article 544 du code civil français. A partir de l’adoption du code civil iranien en 1933, le droit français a constamment été une référence pour les juristes iraniens[7]. En résumé, en ce qui concerne le régime de la propriété, les deux systèmes s’appuyant sur des alliances historiques, doctrinales et universitaires. Ils ne sont donc pas parfaitement étrangers l’un à l’autre. Il s’agit là d’un domaine déjà étudié et bien connu. En revanche le droit de l’expropriation en Iran a-t-il été, comme le droit civil, aussi bien étudié ?
La réponse est clairement négative. Ce vide dans l’espace doctrinal est l’une des raisons qui nous a poussé à étudier le régime juridique français en matière d’expropriation. En effet, en s’appuyant d’une part sur nos expériences professionnelles d’avocat spécialisé en matière du droit immobilier et de l’urbanisme, et d’autre part sur notre coopération, en qualité d’enseignant, avec la faculté d’urbanisme et d’architecture de l’université Shahid Béhéshti à Téhéran, nous nous sommes rendu compte que le droit iranien sur l’expropriation pour cause d’utilité publique a vraiment besoin d’être modernisé. En outre, ce sujet présente des caractères particuliers qui le distinguent des autres institutions juridiques. Il est très important de connaître la position de la législation à propos du conflit entre l’exproprié qui est une victime innocente et sans arme face à l’État, aux collectivités locales et aux établissements publics qui sont dotés d’un grand pouvoir. La conciliation exige l’établissement d’un équilibre entre les intérêts de l’exproprié et ceux de l’expropriant. Cette thèse montrera que l’expropriation n’est pas une confiscation ni une nationalisation où la dépossession serait la conséquence d’une infraction. L’exproprié mérite une protection juridique maximum. Il est avant tout un propriétaire dont le droit est garanti par la religion et par la Constitution.
L’expropriation, en droit iranien et en droit français, est une branche du droit de la propriété. Ce dernier est un droit ancien du genre humain, un droit inviolable qui doit être respecté. Ce droit s’est attribué une place particulière dans les lois et les règlementations internationales. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (l’article17[8]), la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 (l’article17[9]), le protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme (article 1, alinéa 1[10]), ont tous mis en exergue le droit de propriété et ont souligné la nécessité de le respecter. La constitution iranienne elle aussi, dans son article 47 [11], a reconnu et respecté le droit de la propriété. Mais, même si ce droit a valeur constitutionnelle, il est permis, pour répondre à l’intérêt public, d’y porter atteinte. L’expropriation est l’expression la plus importante de la limitation à la propriété, qualifiée par ailleurs de droit exclusif, perpétuel et absolu.
Comme on l’a dit, « le caractère essentiel du droit de propriété est le droit de disposition. Or, cette faculté consiste non seulement en ce que le propriétaire seul peut aliéner à titre onéreux ou gratuit le bien soumis à son pouvoir, mais encore en ce que ce propriétaire ne peut perdre ce bien sans sa volonté. Si l’on poussait cette idée jusqu’à ses extrêmes conséquences logiques, on aboutirait à un individualisme exagéré incompatible avec les nécessités de la vie sociale. Qu’on suppose, en effet, que l’intérêt de la collectivité commande à un particulier de se dessaisir de sa propriété ! Si ce particulier s’enferme dans son droit exclusif de disposition ainsi que dans une forteresse inexpugnable, il va faire prévaloir son intérêt individuel contre la volonté commune ! Une telle attitude est inadmissible. Il n’y aurait pas d’ordre social possible si les droits, et spécialement le droit de propriété, étaient absolus ; ils doivent être conçus et réglementés comme relatifs, c’est-à-dire comme limités par les droits similaires et concurrents des autres individus et par le droit de la société elle-même[12] ». Aujourd’hui, le droit de propriété rencontre de nombreuses autres limitations dont certaines sont voisines du droit de l’expropriation : la nationalisation, la préemption, la confiscation et la réquisition. Ces notions seront étudiées dans la première partie de cette recherche. Dans cette partie seront également examinés les régimes juridiques de la propriété privée et de la propriété publique dont la qualification permet de distinguer les biens susceptibles d’être expropriés. En effet, le droit d’expropriation s’inscrit dans les deux champs importants du droit : droit privé (civil) et droit public (administratif). L’un se fonde sur les consentements bilatéraux des personnes et l’autre sur la volonté unilatérale de la puissance publique.
Au sujet de l’expropriation, on a à faire à une cession forcée contradictoire à double visage. D’un côté, le droit de l’expropriation limite le pouvoir de l’administration et sauvegarde la propriété privée contre les attaques arbitraires que pourrait réaliser la puissance publique. La protection juridique n’est d’ailleurs pas seulement opposable au pouvoir exécutif mais également au pouvoir législatif : Quand il s’agit d’un projet de loi concernant l’expropriation, la nationalisation ou la réquisition, le pouvoir législatif de l’assemblée nationale doit en effet tenir compte des éléments protecteurs de la propriété privée qui se trouvent dans l’article 17 de la DDH 1979. Les personnes publiques qui ont le droit de lancer la procédure d’expropriation sont également tenues de démontrer que l’intérêt public exige une cession forcée. Dans tous les cas, l’État et les collectivités locales sont donc tenus de verser une juste indemnité à l’exproprié avant de pouvoir pénétrer dans sa propriété. D’un autre côté, l’expropriation permet à l’expropriant de priver un individu de son bien. Pourtant la mission de la société est de défendre le droit de propriété des citoyens. Elle attaque donc ce droit quand elle déclare légitimer la dépossession d’un propriétaire. En effet, le droit d’expropriation est un mal nécessaire. Il donne une prérogative aux pouvoirs publics pour déposséder un individu de son bien. En conséquence, l’État se trouve dans des situations contradictoires. Aujourd’hui, l’intérêt privé plie souvent devant l’intérêt de l’État. Cela ne signifie pas pour autant une disparition de la propriété privée.
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas fermer les yeux sur les aspects humains de l’expropriation « Tous ceux qui, de près ou de loin, ont des contacts avec les expropriés, soulignent le caractère réellement pénible de ces mesures pour beaucoup de ceux qu’elles touchent. Certaines manifestations ou publications démagogiques ou irréalistes, en assimilant systématiquement propriétaire et victime innocente ou propriétaire et spéculateur sans âme ni visage, cachent la situation la plus fréquente, qui est celle de petits propriétaires, dont l’immeuble est souvent la seule fortune, et presque toujours le bien qui leur est le plus cher. Cet aspect « sentimental » de la question ne doit jamais être oublié, même si le « sentiment » est aujourd’hui passé de mode[13] ». Aujourd’hui, l’expropriation est une institution juridique indispensable à la vie de la société. Elle est juridiquement justifiable. « Il est bien certain que, pour l’exécution des grands travaux nécessaires à la richesse de la société tout entière, l’intérêt particulier doit céder le pas à l’intérêt général. Il n’est pas admissible que la propriété privée puisse s’opposer par mauvais vouloir à l’accomplissement d’œuvres d’utilité publique. Des motifs graves d’utilité publique suffisent, parce que, dans l’intention raisonnablement présumée de ceux qui vivent dans une société civile, il est certain que chacun s’est engagé à rendre possible par quelque sacrifice personnel ce qui est utile. N’est-ce pas là l’idée du contrat social ?[14] ». La justification juridique d’une expropriation ne signifie pas que le gouvernement jouisse » d’un pouvoir désencadré et illimité pour acquérir les propriétés individuelles. Pour Montesquieu « c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites [15]». Ce pouvoir doit donc être bien encadré. Les droits des propriétaires sont au sommet du danger quand il s’agit de priver un individu de son bien dans le but de l’intérêt public. C’est pour cette raison que tous les éléments de l’expropriation sont limitatifs : une procédure très rigoureuse, une juste et préalable indemnité et l’utilité publique.
Le formalisme qui domine toutes les étapes de l’expropriation peut être analysé comme un moyen de protection pour empêcher des abus de la part de l’administration. Le slogan de la procédure d’expropriation est en effet le suivant : « la fin ne justifie pas les moyens ». Néanmoins, le formalisme lui-même est souvent la raison d’un ralentissement de la procédure. Par-là, il peut avoir une conséquence dommageable sur différents aspects du projet et en particulier sur sa dimension économique. Afin d’accélérer la réalisation d’un projet, l’administration dispose de deux moyens juridiques : la procédure d’urgence et celle d’extrême urgence. Nous en parlerons dans la deuxième partie de cette recherche. Cependant, Le fait d’occuper la propriété d’un individu, sans respecter la formalité relative à l’expropriation, aboutit à mettre en cause la responsabilité pénale et civile des autorités administratives. Tel est le cas des ouvrages publics « mal plantés » dont le propriétaire du terrain exige la destruction. Si la législation ne nie pas expressément le droit du propriétaire à réoccuper sa propriété, la jurisprudence dans les deux systèmes balance entre les deux tendances.
Quant à l’indemnité, elle est considérée comme un baume qui soulage les douleurs du propriétaire dépossédé. Logiquement elle devrait couvrir l’intégralité du préjudice. L’expropriation n’est pas une vente et l’indemnisation n’est pas un prix. Il s’agit d’une cession forcée qui exige une contrepartie intégrale fixée par deux moyens différents en droit français et en droit iranien. De façon logique, l’administration est tenue non seulement de réparer les préjudices subis par le patrimoine de l’exproprié mais aussi les préjudices des tiers qui résultent de la réalisation du projet d’utilité publique. La législation de chacun de nos deux pays, arrive-t-elle à satisfaire l’objectif poursuivi et à proposer un juste dédommagement tant pour le préjudice matériel que pour le préjudice moral ? Par ailleurs, l’exécution d’un projet d’urbanisme ou d’aménagement peut être la source d’une plus value considérable de la valeur matérielle d’une propriété. Sur ce point, les deux systèmes, français et iranien n’ont pas les mêmes avis. L’un est dominé par la tendance au collectivisme (droit français) et l’autre est dominé par la théorie de l’individualisme (droit iranien). Nous en parlerons dans la première partie de notre recherche.
Enfin, la troisième condition qui entre en jeu ici est l’utilité publique, génératrice de la procédure d’expropriation. On peut porter atteinte à la propriété privée si l’intérêt public légalement constaté l’exige. A priori, ce sont les citoyens qui peuvent constater l’existence de l’utilité publique relative à une opération d’aménagement ou d’urbanisme. Ils doivent donc pouvoir participer aux décisions liées directement à leur vie quotidienne. En effet, la démocratie ne se borne pas à la vie politique des élections locales, législatives et présidentielles. En outre, les contribuables pourront ainsi savoir où et comment les fonds publics, c’est à dire leur argent, sont dépensés. C’est dans la phase administrative de la procédure d’expropriation que nous pourrons vérifier le point de vue des deux régimes à ce sujet. La première partie de cette recherche abordera les questions liées au fondement de l’expropriation, y compris l’objet de l’expropriation, La deuxième partie traitera de la procédure de l’expropriation pour cause d’utilité publique. En effet le droit de l’expropriation n’est pas exclusivement un ensemble de règles procédurales. Elle se rapporte également aux notions qui produisent directement une conséquence sur le patrimoine de l’exproprié : droit de rétrocession, le droit d’acquisition de réquisition totale, le droit de la plus value etc.
Pour exposer notre recherche, nous emploierons une méthode simple qui se compose de deux présentations et d’une comparaison : tout d’abord nous présenterons chaque institution juridique puis nous les comparerons. Ce faisant, nous envisagerons leurs différents aspects théoriques et pratiques. Cette méthode permettra de mieux connaître les points forts et les points faibles, les avantages et les inconvénients de chaque régime. Ainsi, chaque chapitre aboutira à une conclusion-comparaison et à un ensemble de propositions.
Le but de cette thèse est d’établir sur quelles idées générales et dans quelle mesure les réglementations iranienne et française se rencontrent à propos de l’expropriation et sur quels sujets elles sont en désaccord. Nous aborderons en particulier, dans l’une et dans l’autre, les questions ci-dessous qui composent le corps de notre recherche :
- Les personnes qui ont le droit de lancer la procédure d’expropriation.
- Lesbiens susceptibles d’être expropriés.
- La fixation et le paiementde l’indemnité.
- La prise de possession par l’expropriant.
- La transmission de propriété de l’exproprié à l’expropriant.
- La notion de déclaration d’utilité publique en droit français et celle de nécessité publique en droit iranien.
- Le rôle du juge de l’expropriation en droit français et le rôle du procureur en droit iranien.
Cette étude nécessitera au préalable un rappel historique sur l’évolution de l’une et de l’autre législation.
Précisons au passage que cette recherche ne peut pas aborder toutes les questions liées à l’expropriation, à ses causes et à ses effets ; par exemple, la fiscalité est un point important en matière d’expropriation. Des mesures fiscales avantageuses pour les expropriés sont nécessaires et permettent d’adoucir l’effet psychologique de l’expropriation. Cependant, nous avons volontairement écarté ce thème de notre recherche. Les systèmes fiscaux français et iraniens étant profondément différents, ils pourraient à eux seuls constituer un sujet de thèse.